Les mouettes gueulaient dans le ciel bleu pâle du petit matin. Le cri strident de ces putains de bestioles me martelait la tête. J'devais pas être complêtement remis de la biture d'hier soir. En même temps, seul dans ce maudit rafiot depuis 5 jours, qu'est ce que j'avais d'autre à faire ? J'avais bien mon harmonica, la musique ça m'évitait de cogiter sur certaines choses. Comme le fait que j'étais le seul survivant d'un équipage de vingt-cinq hommes. Comme le fait que je crevais la dalle. Et surtout que j'avais les jetons et que j'allais p'têtre pas tarder à clamser. Bon dieu, putain de volatile! Je pris une bouteille de rhum vide pour leur balancer dessus, mais tout ce que je reçu en échange c'est une belle merde blanche sur mon harmonica...Je me mordis les lèvres pour contenir mes injures... Comment j'ai pu me retrouver dans c'te galère?
Je m'souviens encore, tout gosse, je tannais mon paternel pour qu'il m'emmène faire un tour au port. Là, je pouvais rester des heures, les mirettes grandes ouvertes, à regarder les vagues déferler sur le rivage, s'écraser, sur la jetée se r'tirer et recommencer, encore et encore. Ça m'faisait un bien fou. J'me disais qu'un jour, moi aussi, je prendrais le large, je me taillerais d'ici. D'escales en escales, je découvrirais de chouettes petits patelins, des comptoirs pas trop crades et des frangines compréhensives. J'irais me dorer au soleil des Antilles, me rincer le gosier dans les bars d'Irelande, me bastonner à Amsterdam. C'est ce que je pu enfin faire à mes 17 ans. Après m'être fait renvoyer du dock dans lequel je bossais, mes vieux me laissèrent rejoindre la marine. Mon sac sur le dos, mes docksides aux pieds, je regardais une dernière fois le port de Brest s'éloigner avec un dernier pincement au palpitant. Mon ancienne vie prenait fin en même temps que je m'éloignais de ce rivage.
Bon dieu, ce qu'il tape ce soleil ! Et ce rafiot qui craque de plus en plus, j'espère qu'il va tenir encore un peu. Je frottai mon harmonica avec ma manche pour le nettoyer et le mis dans la bouche. Le son était grave et profond, l'air marin avait dû l'esquinter un peu.
C'est qu'il a du vécu ce salaud d'instrument! J'lavais gagner au pocker, lors de notre première escale. On s'était arrêté du coté de Belfast, pour passer la nuit et zoner un peu aux bistrots. Là, dans un vieux bouge mal famé, je misais le peu d'argent qu'il me restait avec un borgne un peu ivre et un vieux loup de mer couvert de cicatrices qui menaçaient de lâcher à chaque fois qu'il esquissait un rictus qui pourrait passer pour un sourire forcé. Avec cinq as en main j'étais sûr de gagner, mais ce crétin de borgne m'accusait de tricherie. C'ui-ci s'est montré beaucoup plus coopératif quand mon pieds a malheureusement glissé dans ses roubignoles. Son copain le décousu me regarda un moment, émis un rictus, regarda mon poto le gros Yann (celui qui faisait trois tête de plus que lui et qui avait les pognes aussi grosses que des melons), émit un autre rictus et me laissa son harmonica avant de décamper. Je souris au gros Yann, il me montra les dents. Je m'étais intégré plutôt rapidement à l'équipage, un musicien était toujours bien accueilli sur le pont d'un bateau."
Adieu, frères du port, que vos plaintes s'mèlent au vent, et votre âme à l'océan. Si seulement je savais c'qui s'était réellement passé durant cette foutue nuit. J'étais en train de pisser par dessus le pont, la cervelle complètement dézinguée après une demi-douzaine de pinte de rhum. Un sourire d'abruti figé sur ma pomme, une clope au bec, et une chanson dans la caboche, j'essayais tant bien qu'mal de tenir sur mes guiboles malgré les roulis du bateau. Puis soudain l'ciel d'encre s'illumina. Un quatorze juillet, que j'me dis? Béh non, c'était pas vraiment la saison ! Plus loin à l'horizon je vis une énorme lueur rouge. Un putain de champignon de feu, c'est quoi c'te connerie ?
J'tournais au radar et j'avais vraiment du mal du mal à y voir net. Puis, ce fut le grand bazar. Une énorme vague frappa le bateau et d'un coup la mer se déchaina un beau diable. Les quelques gars encore valides s'agitaient pour contrôler tant bien que mal le navire, mais c'était peine perdu. Debout sur le pont, je tombai à la flotte. L'eau me remplissait l'gosier tandis que je remuais les bras en gueulant comme un damné. Les flots étaient déchainés et lorsque j'arrivais à r'faire surface, l'océan m'envoyait valdinguer vers le fond. Après un sacré bout de temps, j'réussis, non sans mal, à revenir à la surface en m'agrippant à un récif. La mer s'était tut d'un coup. C'était le calme après la tempête. Une onde de choc dévastatrice qui avait foutu son zouk, puis...plus rien. Je me mis alors à chercher mon navire, j'avais les jetons de l'avoir perdu à tout jamais. Mais, il était plus proche que j'ne le croyais. Après quelques centaines de mètres parcouru à la nage, je pu le distinguer... encastré dans un récif. Des planches de bois étaient éparpillées à la surface de l'eau, et parmi elles se trouvaient les corps de mes camarades! J'eu la gerbe à la vision de ce spectacle terrifiant. Je m'approchais de plus près, tout en ayant du mal à réaliser ce qui se passait autours de moi. Mais, j'avais beau fermer les yeux et les rouvrir, c'que je voyais était belle et bien réel. Et je confirmais avec horreur ce que je croyais être un cauchemar éveillé; plus je m'approchais et moins j'avais envie de regarder autour de moi. Tout n'était que planche, corps et bout de toile en pagaille. Le choc avait dû être terrible. Et moi, j'étais le dernier de tout ces grands cons à être encore en vie! Mais c'était quoi c'te saloperie de tempête ?
Je m'allongeais, contemplant le ciel au dessus de moi, et tout en fermant les yeux, je sortis mon harmonica. Il faut jouer; jouer pour oublier.