Le fil de l'histoire

La dernière phrase lancée par la brune alors qu'il repartait finir quelques aménagements au théâtre, n'avait pas échappé au gars.
"Besoin d'un coup de main ? Faire de l'utile pour de l'inutile, c'est une expérience intéressante."
Elle avait proposé, il vient lui offrir l'opportunité de mettre en action.

- Comment se passe ton séjour ? J'aurai besoin de doigts habiles.

Un signe de tête vers les mains de la jeune femme.

- Tu as ça en stock ?

Tiens, un artiste, Nouanda esquisse un sourire. S'étire un peu... C'est qu'entre les entrainements et le farniente elle a quelques courbatures. Elle est assise au bord de l'eau quand il arrive. Elle ne fait pas rien, elle scrute, nuance d'importance.

- Des doigts ? J'en ai même dix ! Qui ne demandent qu'à agir un peu !

Elle se relève d'un bond, se rapproche pour mieux s'éloigner en direction du théâtre, reprend la conversation, un peu fort.

- Et t'as besoin de moi pour faire quoi, au juste ?

- Ah, j'aimerai donner de la vie à ce théatre maintenant qu'il est debout. Je ne suis pas convaincu que ça bouge la foule mais si on tente rien, on peut pas savoir. Il y a quelques gamins en ville, avant qu'ils ne finissent tous en pilier de bar, on peut leur proposer autre chose. Ils vont grandir vite, bien trop vite, qui sait s'ils auront le temps de se construire un morceau de rêve dans un coin de la tête.

Il passe sa main dans sa barbe.

- T'as des rêves, des images qui te font t'évader de ce monde quand il ne te plait pas ?

Ils avancent en direction du théatre de toile.

Nouanda s’arrête. Il lui est toujours difficile de réfléchir sur elle-même en marchant ou en faisant autre chose. Elle n’est pas habituée encore, bien que le Serbe lui fasse régulièrement faire de l’introspection. Elle fronce les sourcils, regardant son interlocuteur.

- Pourquoi le monde ne me plairait pas ? Il est comme il est… Il est la vie, je ne comprends pas l’intérêt de fuir…

Elle reprend la marche, un peu moins vite, et, quand ils arrivent devant le théâtre, elle reprend.

- La meilleure partie de ma vie a commencé en arrivant dans le monde tel qu’il est, je n’ai aucune raison de le fuir… Et puis… Imaginer quoi ? Je ne sais pas comment c’était avant.

- T'es pas obligée d'imaginer avant, tu peux imaginer un futur, ou un monde où tous les gens auraient la peau verte et des grandes oreilles poilues. Un monde où les animeaux parlent.

Il se met à réciter en mimant la situation.

- Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
"Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

Il fait un clin d'oeil à la jeune femme et écarte un pan de toile pour donner accès à l'intérieur. D'un geste de la main, il invite Nouanda a pénétré à l'intérieur la première.

- Un monde où tu déciderais de la place de chacun et de l'ordre des choses suivant ton envie.

La tente est assez vaste pour pouvoir accueillir une trentaine de spectateurs. Mais pour l'heure pas de banc ni de chaise, qu'une table au beau milieu de l'espace. Une feuille blanche et un crayon attendent. Au fond un rideau rouge entrouvert laisse apparaitre une estrade en bois. Dans un coin, un amoncellement d'objets hétéroclites.

Décidément, l’abstrait c’est pas son truc. Un monde où les animaux parlent… Elle l’observe avec des billes rondes comme des soucoupes. La peau verte, encore, elle sait que ça existe, elle en a déjà découpé… Mais elle ne se souvient plus si les oreilles étaient poilues, il faudrait qu’elle aille vérifier.

- Chaque chose est à sa place, si on veut les changer, mieux vaut le faire en vrai que de l’imaginer… Si tu t’imagines les choses comme tu voudrais qu’elles soient… C’est un coup à être sacrément déçu si tu oublies que c’est pas vrai, non ?

Terre à terre ? Nouanda ? Si peu…

- Oui, je pourrais imaginer que je n’ai pas tué ma mère… Pour mieux me rendre compte qu’elle est morte et que j’ai fait de Yuki une orpheline ? Quel intérêt ?

Elle s’avance jusqu’à la table, pose son cul dessus et fixe l’artiste.

- Hein ? Quel intérêt ?

- J'ai tué des gens. Par le passé, je n'aurais jamais imaginé qu'un jour je ferais une telle chose. Des gens que je ne connaissais pas, des gens qui ne m'avait rien fait de précis, des menaces qui mettaient nos vies en danger. Par contre Jérémy 8 ans, ce p'tit con, j'ai rêvé toute une semaine que je l'étripais d'une dizaine de façons et je ne l'ai pas fais. Je l'aurais en face de moi aujourd'hui, j'en sais rien. A l'époque imaginer ce meurtre était un soulagement.

Il s'éloigne, sort d'un carton un assemblage de tissu et de timbale de métallique. Il revient près de Nouanda et s'assoit près d'elle sur la table. Sa main glisse sous le tissu. La chose informe étallée sur ses genoux commence à bouger, elle se redresse.

Elle tourne à droite, à gauche, pivote jusqu'à ce que ses billes oculaires regardent la jeune femme. Sa main gantée rejette en arrière les pans de son turban. Fozzie prend une voix plus aiguë, douce et teintée de tristesse. Il anime le personnage au rythme de ses intonations.

- Chère demoiselle, vous êtes à ce que j'ai compris, quelqu'un de bien particulier.

"Elle" tend sa main blanche à Nouanda.

- Moi aussi je suis particulière. Je n'ai pas de sang, pas de larme, et pourtant je bouge. J'ai même un nom, Barbara.

Mouvement ample proche d'une danse. Elle s'arrête, revient face à Nouanda, murmure.

- Pourriez-vous m'aider demoiselle ?

Le poing se ferme et le doigt ganté se tend vers la feuille sur la table. La marionnette pose son regard tantôt sur la feuille, tantôt sur Nouanda, tantôt sur Fozzie. Elle s'adresse cette fois à l'homme.

- Je lui demande n'est ce pas ?

Fozzie reprend sa voix normal pour répondre à la question.

- Ne te gène pas pour moi, fais.

Le museau de Barbara s'approche de l'oreille de Nouanda et lui révèle un secret.

- Il ne sait pas dessiner. Je ne peux pas compter sur lui, voyez-vous. Pourriez-vous m'aider ? Je m'ennuie toute seule et j'apprécierai un peu de compagnie. Pourriez-vous réaliser une affiche pour informer la population qu'un atelier de fabrication de marionnettes se tient ici ?

"Elle" regarde autour d'elle.

- Ce serait un bon moyen de remplir ce lieu de créatures, n'est-ce pas ?

Elle se retourne brutalement vers la jeune femme.

- N'est-ce pas ? M'aideriez-vous ? Même si vous ne croyez pas en mon existence et en mon monde ?

Bah, tuer... elle haussa les épaules. C'était pas ainsi avant ? Ah. Bon. S'il le dit...

Décidément, il était étrange cet homme... Non mais vraiment étrange... Faire parler un assemblage de bric et de broc... Elle le regarda du coin de l'oeil tandis qu'il la faisait agir...
Pas un mot. Main qui se lève d'elle même pour serrer celle de "Barbara", regard torve, poigne hésitante.

Ah ouais, il y en a qui vont loin pour oublier leur quotidien... vraiment très loin.

Elle ne capte pas trop tout l'intérêt de la chose, mais il semble que "Barbara" ait besoin d'aide... Soit. Enfin, plutôt Fozzie...

- T'aurais pu demander toi même tu sais, j'aurais pas dit non.

Elle va farfouiller dans les divers cartons, déniche une vieille feuille jaunie, deux crayons, un rouge, un quasi bleu et commence à dessiner des choses censées représenter des marionnettes...

Bout de langue tiré sur le côté, elle est concentrée. C'est qu'elle n'a guère l'habitude de faire ça.

Elle fait une affiche, va pour la montrer à Fozzie puis se reprend, ajoutant en vrac qu'il faut le contacter ou venir au théâtre.

- Voilà !

Elle attend la réaction, un peu anxieuse... et si ce n'était pas ce qu'il voulait ?

Le fil de l'histoire Affich10

Quand Nouanda fait sa remarque sur le fait que Fozzie aurait pu faire une demande directe, Barbara se retourne à moitié pour regarder l'homme. Le gars plonge son regard dans les billes de la marionnette avec tendresse. Elle se retourne vers la jeune femme et lui dit doucement.

- C'est un grand timide, voyez-vous.

Barbara suit de la tête et des billes les moindres gestes de Nouanda. Elle ne peut pas sourire, pourtant elle est prise d'un sautillement clairement joyeux quand la jeune femme se met au travail.

- Oh ! Merci merci merci.

Puis l'inquiétude apparait dans les gestes de la marionnette, posant sa main gantée sur le torse de Fozzie, passant le museau au-dessus de l'épaule de la jeune femme, l'attente d'une naissance espérée a commencé.

L'oeuvre est achevée. Barbara s'apprête à poser sa main sur l'affiche mais avant que ses doigts la touche, elle laisse échapper une exclamation.

- Oh comme c'est beau. Vous êtes une artiste demoiselle Nouanda. C'est magnifique. Regarde Fozzie comme elle a bien travaillé.

L'homme et la marionnette regarde l'affiche avec admiration. Fozzie sourit à Nouanda et s'adresse cette fois directement à elle avec sa voix normale.

- Merci. Merci mille fois. C'est magnifique ce que tu as fait avec un simple crayon. Tu es une artiste.

Un soulagement certain se lit dans les yeux de la brune quand elle entend les exclamations de joie de Barbara. La chose a l’air content. Tant mieux.
Elle était au moins aussi en attente de la réaction de Fozzie que Barbara l’était du résultat, c’est dire…

Leurs paroles lui arrachent une grimace. Comme elle l’a déjà fait auparavant, sachant très bien que seul Fozzie donne l’air d’exister à Barbara, elle ouvre la bouche pour s’adresser à lui et la referme aussi sec.

*Et pourtant tu parles à Haar… est-il réellement humain ?* La Voix fait son retour, sournoise… Elle arrive alors que Nouanda a longtemps tenté de la faire revenir, s’affaiblissant considérablement, persuadée que c’était la manière de provoquer ses apparitions. Raté. Et là, alors qu’elle ne s’y attend pas, elle se mêle de la conversation… Enfin, dans la tête de la brune, hein, elle ne prend pas possession de sa bouche.

- Il est vivant, lui… elle marmonne, Nouanda, elle marmonne, inconsciente comme à chaque fois, de l’impression qu’elle pourrait donner à parler seule, ainsi.

Son regard s’était reposé sur l’affiche, elle se calme, n’ayant aucune réponse puis lève les yeux sur le marionnettiste.

- Je suis contente que ça te plaise… Et je ne suis pas une artiste, je ne fais pas dans l’inutile.

Ben tiens, elle est utile, l’affiche, voyons !

Le "je ne fais pas dans l’inutile" déclenche un large sourire sur le visage de Fozzie.

- C'est toi qui vois, c'est toi qui ressent.

Il se tourne vers la face de Barbara.

- Plus qu'à la poser. Je m'en occupe.

Il enchaine avec une réponse marionnesque.

- Oh oui merci Fozzie.

Avec grand soin, il range Barbara dans son carton. Il récupère l'affiche.

- Je vais la mettre là où Franck pose son annonce aux travailleurs du port. Tout le monde la verra. Et si ça te dit (il fait un large cercle de la main), le théâtre t'est ouvert si tu veux bricoler un (il approche très près son visage de celui de Nouanda et parle tout bas) fabriquer un non-vivant à ta convenance. Qui sait ce qu'il serait capable de dire ou de faire à ton n'insu ? C'est sournois parfois ces petits non-êtres quand on leur lâche la bride.

Il reprend de la distance, marche à reculons jusqu'à l'entrée du théâtre et lui fait un clin d'oeil avant de sortir en lançant :

- Encore merci pour l'affiche.

Un non-être, un non-vivant... Elle en avait un dans le crâne qui disait bien des choses à son insu, déjà... Elle ne cilla pas quand il s'approcha pour lui parler tout près, elle resta de marbre, s'interrogeant sur la propension des gens à faire dans l'inutile...

Mais si l'inutile leur faisait du bien... était-il réellement inutile ? L'utilité de les faire aller mieux, ce genre de choses ?

Elle lui adressa un léger signe de tête quand il sortit, se disant que peut-être, peut-être que personnifier la Voix pourrait l'aider à mieux parler...

Mais à quoi ressemblait-elle au fait ?

Un murmure, une question :

- À quoi tu ressembles, toi ?

Pas de réponse tout d'abord... Puis... *À rien.* Voilà qui allait l'aider...

Elle trifouilla dans des cartons divers, observant ce qui pourrait l'aider à représenter "rien"... Elle espérait que lui donner une apparence permettrait de mieux l'interroger...

Bouts de métal, un lacet noir... Elle porta la main à son cou, encore, hésita un peu puis le garda, du tissu, sombre, le tout, deux écrous pour les yeux, quelques débris d'ordinateur...

Elle contempla l'amas de saloperies posé sur la table, se demandant vraiment si elle n'était pas en train de tourner folle à vouloir faire un truc pareil... Il n'avait pas l'air très net, le Fozzie... Et si elle devenait pareil ? Son monde à elle était le réel, le vrai, celui qui fait mal ou pas, le rêve n'était pas son truc, pas trop, l'espérance un peu, que ça dure, ainsi, son bonheur...

*Arrête de penser et crée moi une apparence.* C'était n'importe quoi, absolument n'importe quoi... Pourtant elle s'y colla.

L'affiche posée, Fozzie retourne vers le théâtre. S'il vient du monde, le lieu devait être accueillant. Arrivé devant le local, du bruit à l'intérieur l'arrête. Il tend l'oreille. Pas possible que quelqu'un soit déjà à bricoler, plus vif que l'éclair entre lecture et parcours jusqu'à la tente, à moins que... Il entrouve délicatement la bâche d'entrée. Nouanda semble occupée à quelque chose. Il se glisse sans faire de bruit et va s'asseoir sur le sol dans le fond de la salle de spectacle, soucieux de ne pas la déranger dans son activité. Il garde le silence en souriant.

Elle perçut la présence de Fozzie avant même qu'il n'écarte la bâche pour entrer. Si elle n'avait pas d'yeux derrière la tête, elle avait l'ouïe fine et reconnaissait le pas des gens qu'elle connaissait.

Bref, elle était en plein processus créatif, sans trop vraiment savoir ce qu'elle faisait au juste. Ses mains s'activaient sans qu'elle ne cherche à les diriger, prenant un débris, en posant un autre, en liant deux avec du fil de fer, ou de cuivre, ajoutant là un circuit imprimé depuis longtemps défectueux, ôtant ici le caoutchouc sur le bout d'un câble électrique...

Cela prit du temps, ses doigts ne semblaient pas d'accord, l'un défaisant l'ouvrage de l'autre avant qu'il ne se décident enfin pour une énième chose. C'était reposant. Nouanda appréciait d'autant plus l'instant que la Voix se taisait, la laissant libre de lui donner l'apparence qu'elle désirait.

Enfin l'objet fut prêt. Un semblant d'araignée croisé avec un crabe, un parasite en fait, du genre que pouvaient avoir les gens, collé à leur cerveau. Une tumeur, un kyste, une chose pas très belle, mais apte à vous changer la vie. Que vous le vouliez ou non.

*Third.* Nouanda arqua un sourcil. *C'est le nom que tu vas lui donner.* Elle hocha la tête, observant son oeuvre sans savoir qu'en penser. Elle se tourna alors vers l'artiste resté silencieux et immobile tout ce temps.

- Je te présente Third. Je la déconseille à Barbara, c'est une vraie teigne, impossible de s'en débarrasser.

Et vlan ! Dans tes dents la Voix !

Quand les gens construisaient une marionnette, ils humanisaient leur oeuvre. C'était une constante que Fozzie avait eu l'occasion de vérifier de nombreuses fois jusqu'à présent. De Kermit la grenouille à Pinocchio, il y avait un souffle, une attitude, un désir, qui faisait que l'objet n'en était plus tout à fait un. Nouanda, elle, avait construit une chose. Fozzie approcha. Il inspecta sous toutes ses coutures la création, faute de pouvoir encore la prendre pour une créature.

- C'est... joli. Travail pas banal. On sort des sentiers battus. Third ?

Il posa un regard interrogateur sur la jeune femme.

- On peut en savoir plus sur Third ?

Parler de Third ? Elle le faisait peu... Déjà qu'elle connaissait tout juste son nom... Pourquoi "Third" d'ailleurs ? La question muette ne connut pas de réponse... Elle esquissa un sourire envers Fozzie puis prit la parole.

- Third... C'est celle qui dit tout ce que je ne veux pas entendre...

Plutôt vrai dans l'ensemble, quoiqu'elle avait été heureuse d'apprendre qu'elle avait de la famille.

- C'est celle que j'aimerais bien faire taire mais qu'en fait qu'à sa tête.

Ouais, qu'à "sa" tête, à Nouanda surtout... Dédoublement de personnalité peut-être... Elle devait tourner folle.

- Si... Si je pouvais m'en débarrasser, j'hésiterai pas une seconde.

Vérité, encore.

- C'est une teigne, je te l'ai dit, elle s'accroche à sa proie et ne la lâche pas.

Elle baissa les yeux, sans trop savoir pourquoi elle se sentait honteuse.

- Et sa proie, c'est moi.

Nouanda baissait la tête et Fozzie virait au "si j'avais su, je serais pas venu". Ils étaient là tous les deux comme deux idiots qui jouaient avec des allumettes, lui ne voulait que faire griller des shamalows, elle c'était plutôt elle qu'elle était en train de faire griller avec son histoire mi-folle, et la chose qui... va savoir ce que voulait la chose. Le regard de Fozzie en disait long sur le fait qu'ils étaient sortis du simple jeu et qu'il n'était plus sûr de rien.

- Monte sur la scène. Prends ce que tu veux avec toi, une caisse pour t'assoir, un chapeau, une longue vue, c'que tu veux, un truc qui te mette à l'aise, pour te montrer ou pour te cacher. Et quand tu es bien posée, tu fermes les yeux et tu laisses parler Third. S'il a quelque chose à dire le morpion, on va lui en donner l'occasion.

Mais ce n'était pas prévu au programme, ça ! Nouanda resta immobile un instant, songeant qu'elle avait presque espéré que Third sorte de sa tête pour aller animer la marionnette qu'elle venait de créer. Rien de tel ne se produisit, bien entendu. La chose restait inerte, dénuée de toute vie et la brune semblait de même.

Elle contempla la bête avec une expression fugace de peur dans les yeux, bien vite remplacée par une lueur de défi. L'asiatique monta sur scène, n'emmenant qu'une chaise, abandonnant Third sur la table. Elle s'assit, sans quitter la marionnette des yeux et eut un sourire mauvais et l'interpella.

- Alors, tu fais moins ta maligne, là ? Tu restes silencieuse ? T'es muette ? Tu sais pas bouger toute seule ? Hein ?

Secouant la tête de droite et de gauche, elle se leva et alla la chercher, puis, à nouveau sur son siège, elle la posa sur sa tête. Les pattes tentaculaires de Third lui enserraient le crâne comme un casque fait sur mesure. Nouanda n'avait pourtant rien calculé consciemment.

- T'es mieux, là ? Normal, c'est ma tête... C'est là que t'es depuis toujours, c'est ça ? Là que tu te fais ta vie, tes habitudes... Et que tu me fais chier à donner ton avis ! Bordel, c'est MA tête ! Sors !

*J'voudrais bien, mais j'peux point.* Lui répondit la Voix, dans sa tête. Saisie, Nouanda perdit quelques secondes avant de réagir et de répéter la phrase à haute voix, passant une main derrière sa tête pour faire bouger la chose.

*Et puis j'suis bien dans ta caboche vide, il y a de la place, toute la place dont j'ai besoin.* La brune réitéra. Ceci fait, elle leva les yeux au ciel, furieuse, la main prête à jeter l'objet loin d'elle.

- Tu m'insultes en plus ?

*Non, c'est une vérité, comme toutes celles que tu refuses d'entendre... T'es pas un monstre de réflexion, avoue-le...* Nouanda répéta, encore, les mots de la Voix, ne sachant trop si elle devait rire ou pleurer.

- J'ai fait des conneries, oui. Et alors ?

*Alors si tu crèves, je crève.* Elle dit les mots, puis resta songeuse un moment, se disant que l'idée était presque tentante, en fait, que se débarrasser de la Voix valait bien ça...

*N'y pense même pas !* Putain, déjà qu'elle la faisait chier pour ses paroles et ses actes, maintenant elle la reprenait sur ses pensées !
Elle répéta la phrase avant de se tourner vers Fozzie.

- Tu vois ce que je voulais dire ?

Le Fozzie avait assisté à la scène entre Nouanda et Third sans broncher. Il aurait volontiers continué, pas de chance, on demandait son intervention. Il passa sa main sur ses yeux, se gratta la barbe, chercha ce qu'il pouvait faire d'autre pour gagner du temps, frotta le dessus de sa chaussure sur le derrière de son pantalon.

- Je vois.

Le gars avança d'un bond, démarche chaloupée. Il tendit le doigt vers l'habitante et l'habitée.

- Third, ma belle, depuis quand tu loges là ? T'as essayé un autre crâne.

Il tentait un dialogue sans passer par la case Nouanda.

- Oh ! J'en connais des crânes qui vaillent un déplacement. Des trucs d'enfer. Ouais j'te le dis. J'te donne la liste quand tu veux faire le saut de l'ange !

Arrivé près de Nouanda, il se penche vers son visage chapeauté.

- Qu'est-ce que tu peux foutre dans le crâne de cette môme ? Trois plombes pour lui expliquer à quoi sert une plage, un ciel bleu. Tu crois que tu vas t'enrichir de connaissances du grand monde là-dedans ? C'est tout petit, crois-moi là-dedans, étriqué comme un pull passé en machine.

Nouanda sentait que la prise à partie qu'elle lui demandait l'ennuyait fortement, du genre "j'ai rien à foutre là, ça ne me regarde pas". Il voyait, c'était déjà une bonne chose. Elle sentit l'étonnement de Third quand elle saisirent toutes deux qu'il s'adressait à elle directement. Il avait choisit de répondre directement à la squatteuse de crâne, c'était pas plus mal, la brune n'aurait qu'à faire l'intermédiaire, pas besoin de réfléchir.

Les mots qui sortaient de sa bouche n'étaient que ceux de la Voix, elle ne se mêlerait pas à leur dialogue, mais n'en perdrait pas une miette.

- Depuis ma création. Je suis née ici, je disparaitrai ici. J'aimerais bien changer, elle est étrange, souvent, mais je ne peux pas, comme je le lui ai dit tout à l'heure.

Nouanda écoutait sa propre voix qui prononçait les mots d'une autre, c'était la première fois qu'elle la laissait prendre autant de place, elle espérait ne pas avoir à le regretter.

- J'en connais aussi... Mais outre le fait que je ne puisse pas, je suis bien installée ici, il y a de la place, je m'amuse avec ses souvenirs, elle est bizarre, je te l'ai dit, mais ça occupe.

La brune serra les poings, Third l'énervait, sa façon de parler d'elle en était insultante... Mais elle n'allait pas se foutre une pêche seule dans le but de faire souffrir la Voix qui, en sus, ne ressentirait rien ! Le visage de Fozzie était tout proche, il aurait dû prendre garde aux nerfs de la jeune femme. Si si, il aurait dû.

Ce n'était pas très prudent de la part du comédien de s'approcher ainsi de Nouanda, vu l'état nerveux dans lequel cette conversation la mettait. Pourtant elle ne réagit pas, il était plutôt gentil, en fait, il essayait de motiver Third à sortir. Elle apprécia moyen le terme de "môme", même si face à leur interlocuteur, elle et Third en étaient bien.

- C'est chez moi, j'y fais ce que je veux, j'arrive à l'énerver, je retiens pour elle ce dont elle ne veut pas se souvenir, je lui apprends des choses... Je ne suis pas inutile. Et il y a de la place, beaucoup de place encore. Et toi ? Qu'est ce que tu fais là, dans ce petit théâtre ? Où est ta tête sur les affiches des temps passés ?

Une chose que n'avait peut être pas compris Third, c'est que Nouanda répétant ses paroles, Fozzie n'avait aucun moyen que l'intonation de la voix de la brune pour les différencier... De là à ce qu'il prenne mal les mots de la Voix sortis de la bouche de la jeune femme...

- Désolée... Elle est toujours comme ça.

Elle n'avait pu s'en empêcher, il avait fallu qu'elle l'ouvre, et elle voulait que Third la ferme.

Fozzie secoue son index devant le nez de Nouanda, s'adressant toujours à Third.

- Attention ma belle ! Attention danger. Les souvenirs c'est de la dynamite. Ils t'explosent dans la gueule au moment où tu t'y attends le moins. Plof ! Te voilà tout englué dedans. Tu peux plus t'en sortir.

Il mime un gars collé par un chewing gum géant. Il va jusqu'à tomber par terre dans sa gymnastique, nageant un moment dans cette mélasse et s'y noyant. Il fait le mort. Il rouvre un oeil. Couché sur le dos, il lève les mains au-dessus de lui et se met à compter.

- De un, cohabitation depuis la naissance égale vous êtes siamoises. A part prendre une tronçonneuse et débiter des quartiers de viande et partager au poids, on peut pas faire grand chose. De deux, pas question que l'une pollue l'autre sous peine d'asphyxie des deux, chacune pète dans son coin, compris ? De trois, un espace vide ça n'existe pas il y a au moins de l'air, dans une tête c'est ce qu'on appelle des souvenirs, à ranger par date, par importance, par préférence, par couleur, par odeur, par jeu de mots.

Il se lève et se tourne vers l'asiatique.

- De quatre, puisque vous êtes siamoises, les souvenirs de l'une sont ceux de l'autre, Third, si tu joues avec tu sais ce qu'il t'attend ? Plof !

Il se penche, inspecte l'espace entre le crâne de Nouanda et la chose sur sa tête.

- Toi si ça explose, c'est pas au plancher, c'est au plafond que tu te retrouves comme une araignée percutée en plein vol de crèpe.

Il se redresse et reprend son décompte.

- De cinq, Third, tu prétends ne pas être inutile, à toi de prouver ton utilité de façon évidente au point que la petite applaudisse de bonheur, sinon je suis désolé de te le dire, mais si tu n'est pas capable de cela, c'est que tu n'es qu'une menteuse. De six, y'a de la place dans ma tête surement plus que dans celle de la môme et comme j'ai pas de Third siamois, j'y ai installé un théâtre.

Il écarte les bras pour montrer l'espace autour de lui.

- Il est pas beau mon théâtre ?

Exploser... Si cela la faisait taire, au moins ! Un léger rire, nerveux, échappe à l'Asiatique tandis qu'il fait le mort... La suite a tôt fait de noyer son sourire.

La rage monte dans la tête de Nouanda, elle s'exprime par la brillance de ses yeux, par ses poings qui se serrent, enfonçant ses ongles dans sa chair.
Elle ne bouge pas.
Elle écoute, elles écoutent, elle et Third, ce que dit Fozzie, en vain.

Il ne sait pas à qui il s'adresse, faut dire que la brune ne sait pas non plus qui est celle qui est dans sa tête. Un nom, Third, des données qui apparaissent comme autant de connaissances enfouies. C'est tout. C'est tout ce qu'elle en sait.

Ce n'est pas Third qui répond, c'est juste la jeune femme, elle ne veut plus être l'instrument de la parole de la Voix, elle ne veut pas lui permettre, encore, de parler ainsi, de gagner en consistance en se servant de sa bouche pour exister à travers le monde. Sa bouche, c'est la sienne, pas celle de l'araignée bouffeuse d'espace. *Tu voudrais que je te rende heureuse ? Que je te sois utile ? Tu m'écouterais pour ça ?* Pernicieuse, doucereuse Voix...

- Suffit ! ça suffit !

Elle ne crie pas, Nounou, non, elle parle fort, sec. Puis, se rendant compte qu'elle a songé haut, elle se tourne vers le Marionnettiste, ôtant la tentaculaire araignée d'un mouvement de tête et l'envoyant au sol.

- Il est beau, ton théâtre. Mais c'est pas ma place.

Elle se lève, un peu tremblante, il faut qu'elle sorte, d'entre ses doigts émanent un liquide poisseux et rougeâtre, se défouler, c'est ce qu'il lui faut.

La marionnethérapie n'était visiblement pas son truc, Nouanda ne pensait qu'à se sauver du théâtre.

- Comme tu veux, c'est libre d'entrée comme de sortie.

Fozzie ramasse la créature au sol. Il l'inspecte sous toutes ses coutures.

- On trouvera bien un rôle pour te caser dans une histoire. Une histoire de crabes.

Il la retourne pour voir son ventre.

- D'araignées avec des chauves souris, un loup et des petites filles qui se font manger.

Il lève les yeux pour vérifier si Nouanda est parti tout en lâchant sans conviction.

- T'es sûre que tu ne veux pas garder ta bestiole comme tête à claques ?

Nouanda est à la porte quand la voix de Fozzie s'élève.
Elle s'arrête, sans se retourner, et écoute la suite de ses paroles.

- J'suis sûre, oui. La tête à claques, c'est déjà la mienne.

Oui, elle n'aurait jamais dû se prêter à ce jeu...
Dangereux.
C'est pas bon de laisser la parole à une Voix qui vit dans sa tête.
C'est pas sérieux...
C'est lui donner plus d'importance qu'elle ne devrait en avoir...
C'est...
Mauvais.

- Une Third avec moi, c'est suffisant, je te laisse la deuxième.

Elle pose la main sur la poignée, y laissant une belle trace de paume ensanglantée.

- Si elle n'est pas sage... N'hésite pas à la punir. Par le feu. Ce sera toujours une de moins.

Elle sort.
Elle cherche un endroit ou laisser éclater sa rage, un arbre sur lequel se détruire les poings.
Se défouler.