Silence de mort dans la salle. Le calme, après la tempête.
D'un point de vue matériel, la batisse n'avait guère été endommagée, comparé à bien d'autres au port. Quelques impacts de balles par-ci par-là dans les murs, quelques bancs renversés, quelques pans d'étoffe déchirés voir brûlés et des textes éparpillés dans la salle. Rien d'irreparable, en soit. D'un point de vue matériel, tout du moins.
Faisant quelques pas à l'intérieur, prenant un maximum de précautions pour ne rien troubler en ces lieux, Vel s'arrêta au niveau du premier tas de feuilles, éparpillées à même le sol.
Des affiches de promotion: le spectacle était sensé avoir lieu prochainement. Amère ironie.
Reprenant sa marche vers le coeur de la pièce, c'était de véritables flots de souvenirs qui submergeaient sa mémoire après chacun de ses pas. L'époque de la collaboration nazie, la fuite héroique à travers les montagnes, le sauvetage in-extremis du Bob avec la première rencontre "piquante" des Fomoires, les successions d'événements tout aussi sanglants dans la vallée coupe-gorge aboutissant à l'"absorption" des Loups des Steppes par les Fomoires, la migration dans le Sud avec rencontre "épineuse" en chemin des Childrens et Survivals. La découverte des Vapeurs, nommant même l'un d'entre eux en hommage à sa passion. La fondation d'Oilean, les durs mois d'entrainement avec son interminable hiver rationné "façon Francky". Même lors de la campagne dans le Nord, pourtant peu dans la vocation de l'artiste, il avait été à ses côtés. Lors de la menace Milagross, il avait été l'un des tout premiers à se porter volontaire, soutenir et faire part de ses conseils à l'ex-stratège Fomoire lors de ses multiples instructions militaires...
Un morceau tissu. Non, ce n'était pas ça qui avait stoppé l'homme. S'accroupissant, il ramassa la petite chose qu'il reposa délicatement sur une chaise de la première rangée. Barbara qu'elle s'appelait. Vel se rappelait encore parfaitement du jour de sa présentation, le jour même d'ailleurs que celui de la création du théâtre. Lui, on ne peut plus inculte dans tout ce qui touchait à la culture, l'avait alors confondu avec un système de nettoyage: sa tête entubée et le vieux chiffon servant de corps prêtant clairement à confusion. L'artiste s'était alors empressé, sur un ton de plaisanterie, d'expliquer et démonter à l'ex-capitaine toute la magie de son art, des richesses et capacités de sa création.
S'asseyant aux côtés de la marionnette, il regardait la scène. Quelle longue attente cela avait été pour le meneur. Ce spectacle, véritable objectif vital pour l'artiste. Ce spectacle, synonyme d'accomplissement pour ce compagnon de toujours. Toute cette espérance... pour ce résultat...
Alors ?
C'te fois ça y est, c'aussi ton tour vieux...
La communication, les sentiments. Des faiblesses pour l'officier. Même à ce moment si important pour celui pourtant réputé pour son autoritarisme et son associabilité, même pour cet ultime hommage, ses faiblesses remontaient en lui telles des tortures, des balles le perforant. Cette douleur venait le tirailler, jusqu'à en oublier sa blessure au bras.
Il était faible. A la tête d'une armée totalement dévouée et après quelques sanglants combats victorieux, il s'était cru invincible. Du haut de son mirador, il s'était vu remodeler ce monde dévasté à sa façon. La chute était terrible, le prix à payer: incommensurable. Cette nuit, un homme de plus était tombé au combat. Cette nuit, celui l'ayant accompagné en tout instant et ayant par sa gaieté quotidienne sauvé l'esprit du meneur de sombrer dans l'abrutisme géneral de ce monde, n'était plus. Cette nuit, le dernier et unique ami du meneur s'était sacrifié sans hésiter face aux rafales ennemis pour sauver la vie de ses compagnons...
Fixant le rideau qui ne s'animerait plus, l'homme resta ainsi, bloqué, pensif. Après avoir sans aucuns remords ni hésitations fait abattre nombre d'hommes, de femmes, d'enfants; avoir sacrifié sans ressentiments nombre de vies pour sauver la sienne, enlever nombre de vie dans un "idéal commun": le départ d'un seule avait sans doute à jamais bouleversé les racines de son être, faisant remonter des faiblesses qu'il pensait à jamais s'être débarrassées.
Se relevant de sa chaise, après de longues minutes de blocage paraissant des heures, il rejoignit à nouveau l'emplacement où il avait posé Barbara. Après tout... pourquoi pas...
Ta dernière contribution à c'monde d'tarés hein ?
Prenant la boite sur laquelle était fixé Barbara, l'officier avait maintenant trouvé une réponse, un première solution. Il n'était pas un artiste, et ne le serait sans doute jamais. Il n'était pas cultivé, n'apprendrait sans doute jamais, malgré tous ses "bouquins" inutiles de médecines qu'il trimbalait. "Les voyages forment la culture": il se souvenait de ces paroles, même si il ne les avait jamais comprise.
J'emmène Barbara faire 'tour. J'vais lui faire voir du pays.
Même s'il n'en comprendrait jamais les subtilités, l'homme était déterminé. Le rêve de son ami perdurera. Sa volonté et sa lutte ne seront jamais oubliés.