La belle et la bête

Franck était adossé au comptoir, un verre d’alcool de patate à la main et un dossier remplit de chiffre posé devant lui, il observait tranquillement la cantonade d’un regard bienveillant. Le bar était désertique pour une fois. Ces derniers temps la clientèle de passage avait prit l’habitude de compenser le manque d’eau par un godet bien rempli. Maintenant que l’eau coulait à flot, les consommateurs d’alcool s’étaient raréfiés. Ou, plus probablement, la populace avait encore une sacré gueule de bois après la dernière fiesta locale. Franck avait d’ailleurs un mal de crâne pas possible, mais il ne le montrait pas, fier comme il l’était.

En baissant la tête il se leva soudain de son tabouret en reculant. L’homme avait pâli, on aurait cru qu’il eu croisé quelques fantômes qui venaient le hanter. Puis, s’approchant prudemment de son verre, il eut un soupir de soulagement :

« Quel con, pensa-t-il. On a beau se savoir beau comme un dieu, à chaque fois que l’on tombe sur son reflet, on a toujours du mal à s’habituer à un si beau minois. »

Le bellâtre s’épongea le front. Pendant un moment il eut cru qu’il existait un être pouvant égaler sa magnificence. Il avait d’ors et déjà entendu la théorie pour le moins insensée, comme quoi il existerait quelque part dans l’univers, un être capable de rivaliser avec son incommensurable beauté. Mais il ne s’imaginerait pas qu’il se retrouverait un jour devant cette même personne. Rien que d’y penser il en avait des frissons dans le dos. Les fondements même de son existence avaient été ébranlés l’espace d’un instant.

En se ressaisissant, son attention fut attirée par la jeune Pamela qui venait d’entrer dans la taverne. Trottant d’un pas décidé parmi les habitués qu’elle commençait à connaitre malgré elle, une inébranlable détermination se lisait sur son visage juvénile. Elle était réputée pour transformer tout intervenant contredisant ses envies en un paillasson humain méconnaissable, à la seule force de son regard (ou à la limite en lui sautillant dessus de toute la force de ses petites jambes, ce qui semblait tout aussi efficace). Pour l’heure, elle voulait âprement quelque chose et ça se sentait.

Cela faisait deux ans déjà qu’il côtoyait la petite. Durant tout ce temps, son caractère de cochon s’était tout de même nettement amélioré avec les saisons, il fallait le reconnaitre. Ses crises capricieuses s’étaient faites de moins en moins régulières. Peut être s’était-elle assagit depuis la première fois qu’il l’avait rencontré ? Franck étouffa un rire bruyant qui lui valu certains regards étonnés. Quelle bonne blague, il la raconterait au Kidd. La petite Pamela…assagie….cela ne manquera pas de le faire rire. Non, la petite préparait plus certainement son plus mauvais coup de toute sa vie.

Aussitôt entrée, la voilà qui tirait inlassablement la manche de l’ingénieur en chef de la cité pour lui demander un nouveau jouet. Comme à son habitude, elle parvint rapidement à avoir ce qu’elle voulait : une magnifique chamelle à la robe blanche délaissée par son défunt propriétaire. Après tout, on lui avait bien autorisé le port d’arme depuis qu’elle eut menacé de mordre l’amiral jusqu’au sang si celui-ci ne lui donne pas une belle arme à poudre (ce qui lui valut quelques mètres de bandages à la cuisse). Alors, une monture ce n’était pas la mer à boire à coté. Et il faut le reconnaitre, la petite avait du goût.

Le temps d’un aller-retour dans la taverne pour réclamer son due et la voilà déjà repartie, toute guillerette. Franck se laissa attendrir un moment par ce beau tableau d’une enfant réjouie et d’un animal comblé par la promesse d’être choyé et chouchouté par cette nouvelle maitresse. Mais juste un moment, car il se rappela rapidement ce qu’était devenue toute les bestioles qui avaient, un jour funeste, croisées le regard impitoyable de la petite Pamela. Peut être que ce camélidé serait l’exception qui confirme la règle.

Le bellâtre se hâta de rattraper la gamine, renversant dans sa course la moitié de son verre sur Zemin qui se tenait encore à mi-chemin de la petite. :

Hum….petite chose qui braille…euh Pamela, attend un peu. Ça te fait quel âge ? 5, 6 ans ? Pardon ? Ah…quatorze ans tout de même. Hum…tu sais à ton âge on aime braill...euh, fureter un peu dans les coins à la recherche de nouvelles aventures toutes plus palpitantes les unes que les autres. Mais cette chamelle a semble-t-il beaucoup souffert de la mort de son ancien propriétaire. Aussi, il faudra en prendre grand soin. A ton âge, on devient un peu plus responsable et on traite ses affaires avec beaucoup de considération. Aussi, promet Lui de faire attention à cette pauvre bête, veux tu ?

Franck lui tapota la tête avec son sourire le plus bienveillant, tout en prenant soin de le conserver à une distance raisonnable de son propre corps pour se protéger en cas de morsure inopinée.

Pamela venait d'obtenir Pommie, ainsi se nommait la chamelle blanche. Depuis qu'elle l'avait vu entrer dans la communauté, de son pas lent et assuré à la fois, elle l'avait voulu... pour elle seule.

Alors lorsque son ancien propriétaire, je devrais même dire ancienne, avait eu l'audace de se jeter tête baissée contre les remparts de la cité pour en finir, elle l'avait accueilli à bras ouverts.
L'assaut, la riposte n'avait pas fait long feu... personne ne pouvait s'attaquer si impunément à Oiléan sans en subir le courroux. Et la mort lui fut rapide, voire trop aisée d'ailleurs. Mais là n'était plus la question, Zemin avait récupéré l'animal et Pamela la voulait tout de suite ! il n'était plus question qu'elle attende une seconde de plus.


Elle partait prendre la bête par la bride alors que Franck la rattrapa et commença à lui tenir un étrange discours à ses oreilles. elle fronça un instant les sourcils et ses trais juvéniles devinrent plus graves.
14 ans, ou peut-être 16 après tout, à force de côtoyer les marins on grandit plus vite et elle en avait marre d'être prise pour la gamine, ce qui hélas n'enlevait en rien son caractère si peu affable.

"moi je dirai 16 ans d'abord ! après tout aucun papier, ne date exactement ma naissance non ! ? " un mensonge de plus ou de moins, et puis de toute façon elle se sentait plus grande... l'adolescence avait ça de bien, c'est qu'elle plongeait les jeunes dans des délires dont eux seuls avaient la clé.

Puis elle enchaina :
"et d'abord, elle pue cette chamelle, je vais devoir la laver, alors pour sûr que je vais m'occuper d'elle !! et bien mieux que l'autre !"
Elle se souvenait d'une rencontre lointaine bien plus au nord avec feu la propriétaire, elle s'était déjà emparée de celui qu'elle aimait, comme cela avait été drôle d'ailleurs de se balader à cheval sur le dos du misérable et aujourd'hui elle serait bien plus haut perchée, elle en souriait de plaisir. Un sourire presque malsain dans le fond, à croire que le malheur des uns faisait son bonheur à elle.

Puis élargissant son sourire jusqu'à montrer une rangée de dents bien alignés elle partit en courant vers Pommie et saisissant la bride elle la tira jusqu'à l'abreuvoir pour commencer de la laver.



La chamelle grommela mais consentit à avancer ne sachant pas vraiment ce qui lui pendait au nez. Pamela était bien décidée à lui faire prendre son bain de gré ou de force pour ôter les traces de vert dues certainement à une roulade dans l'herbe pas très nette des marais.
Arrivées au point d'eau elles se regardèrent un court instant et Pamela plongea les mains dans l'eau avant de les lui coller sur le visage.
La chamelle ouvrit de grands yeux et se secoua. Mais il en fallait plus pour arrêter Pamela qui tira davantage sur la bride pour la maintenir tout en prenant un seau au sol et le remplissant avant d'asperger la bête.
Pommie finit par se laisser faire, et vu la chaleur ambiante l'eau fraiche n'était pas si désagréable. Quand Pamela estima l'animal propre elle reposa le seau et à cet instant, Pommie se secoua de toute sa toison afin d'asperger la gamine!

Comme ci une petite vengeance eut été dissimulée la dessous.
Pam et Pommie, Pommie et Pam... finalement mouillées l'une comme l'autre décidèrent de se laisser sécher au soleil....