On y voit mieux de là haut?

Peu après son entrée relativement discrète -tout à fait relativement discrète- en ville, l'archère est allée se percher ce soir là en haut du mirador... Les barreaux de l'échelle sont gelés; la nuit sera froide, pas de doute sur ça.

Elle grimpe donc les barreaux rouillés, pour se retrouver sur la plateforme, exposée aux vents... Elle frissonne un peu, frotte doucement ses épaules, en expirant une vapeur blanche, caractéristique des froids secs.

"Ca ira pas en s'arrangeant..."

La brune réajuste l'arc, callé à son épaule, et s'en va s'accouder à la rembarde rouillée du mirador. Elle s'installe, contemple un moment l'obscurité, en frissonnant... Puis soudain un tressaillement : elle n'est pas seule. Elle n'a pas remarqué, avant que ses yeux ne s'habituent à l'obscurité, la présence sombre à proximité...

Elle aussi accoudée à la rembarde, une femme en noir semble scrutter l'obscurité... Ou pas. Quelque chose ne va pas, sur son visage. La nouvelle venue brise le silence :

"Hep... T'es là pour la vue?"

"Oui."

Elle montre une direction vers le nord-nord-ouest.
Pas vraiment surprise par la présence de cette femme, puisqu'elle l'a entendu arriver, elle ne la connait pas pour autant.
Pourtant, la conversation suit son fil. Très naturellement.

"Là-bas, il y a une ville sous terre. Et j'attends de leur nouvelles... Et toi, tu es là pour la vue ?"

La nuit est épaisse, on y voit déjà à peine les cendres incandescentes feux de camp de Santa Mierda dans ce brouillard.
La neige s'est un peu calmée.

L'aveugle reste penche contre la rambarde, ne prend pas la peine de regarder son interlocutrice. Pourtant elle lui adresse un sourire alors qu'elle réajuste l'immense châle de laine qui coiffe ses épaules et ses cheveux.

Pour la vue, ben voyons... Elle regarde dans la direction de "la ville sous terre"; difficile de distinguer quoique ce soit, et les nuages chargés de pluie, de neige, et de choses beaucoup moins naturelles -il faut dire ce qui est- ne permettent pas à la lune d'éclairer tout ce petit monde...

"Ouais j'suis là pour la vue."

Elle soupire, hausse les épaules; son regard se porte cette fois-ci sur l'aveugle souriante, qui réajuste son châle. Elle la détaille, de la tête aux pieds, ce qui ne se fait assurément pas chez des personnes bien élevées, mais on l'aura compris, elle n'a rien de quelqu'un de bien élevé, l'archère.

"Et vu la crise de l'immobilier en ce moment, j'me suis pas encore penchée sur l'idée du domicile douillet. La sous pente d'ici ira bien..."

Comme pour confirmer ses propos, elle se défait des sangles de son carquois et de sa musette, qu'elle laisse tomber au sol, elle s'accroupit pour chercher dans le petit sac une couverture enroulée sur elle même, attachée avec de la vieille corde. Elle déplie le drap de fortune, l'étend sous la sous pente en taule du mirador. Une SDF de plus dans un rade sordide de réfugiés pouilleux. Autour d'elle, elle dispose ses quelques biens, comme pour se donner une illusion de chez soi... C'est comme ça que ça marche : t'apprécies l'endroit, tu t'installes. Le jour où le proprio vient te déloger t'iras ailleurs faire pareil. Pour l'instant, la maison c'est ici.

"Toi avec ta dégaine de bourgeoise tu dois vivre dans un palace, non?"

Elle met à rire et s'accroupit pour se mettre à la hauteur de la voix de l'archère.
Ses bottes de cuir grincent un peu. Elle a quelques bleus au visage. L'arcade et la pommette cicatrisent bien.
Son sourire persiste et signe en toute bienveillance.

"Un véritable palace. Si tu as envie un jour, tu pourras y passer quelques jours. Vivre au sec, ou presque. Protégée des intempéries, sans parler de la douceur de la température. Il ne gèle jamais en bas."

"Il y a même de l'électricité. Des matelas. Des restaurants... De vrais bourgeois comme moi, égoïstes, qui t'envoient sous la douche à peine arrivé."

Elle se lève, et retourne à la contemplation de son univers épais et sombre. Elle reprend d'un air plus détaché.

"Si tu t'installes ici, tu risques d'être dérangée par ceux qui montent la garde. Ca ira ?"

Les quelques secondes que l'aveugle passe accroupie à hauteur de l'archère suffisent à la nouvelle SDF pour détailler plus encore le visage de son interlocutrice... Un visage gonflé par endroits; des débuts de cicatrisation en d'autres parts, un peu comme chez ces femmes battues, aux figures tuméfiées... Qui iront soutenir que "tout va bien, j'ai glissé dans l'escalier, c'est ma faute si le rôti était pas cuit". Et le regard toujours pas clair de l'aveugle; et le sourire persistant... Quelque chose qui cloche dans le tableau? Va savoir...

"Des douches? Ca ferait presque rêver..."

La brune enveloppée dans son châle se relève; l'autre reste au sol, au milieu de ses quelques biens. Elle laisse Emi retourner à son petit monde, tout sombre... Soupire encore. Soupire beaucoup.

"Ca ira."

Elle reprend, avec son tact habituel :

"Qui c'est qui t'a arrangé la gueule comme un Picasso?"

Puis un sourire en coin :

"Ca va être coton quand y vont te demander de reconnaître ton agresseur..."

Ses épaules se secouent encore en riant. Elle ne quitte pas le nord des yeux.

"Oui... Mais il y avait beaucoup de témoins. Heureusement pour moi. Ca m'a permis de survivre. C'est l'oeuvre d'une jeune fille qui vit ici, qui semble aussi me détester. Elle est véritablement plus forte que moi... Tu me diras, ce n'est pas compliqué. Mais là, c'est sa particularité : vivre pour combattre. J'ai été la femme de son protecteur à une époque... Et depuis que cet homme est mort, son comportement est devenu plus imprévisible. Je suppose qu'elle me considère responsable de la maladie qui l'a emporté."

"Et toi, tu as des ennemis ?"

La radio crépite, annonçant une communication imminente.

Toujours assise en tailleur sur sa couverture de fortune, elle s'étire, finit par étendre ses jambes, virer ses bottes négligemment façon cow boy : en poussant de la pointe du pied gauche sur son talon droit, et vice versa...

"Pas d'ennemis..."

...

"Pas vivants, du moins."

La radio de l'aveugle présumée grésille, l'archère se tait. Elle tend l'oreille, en faisant mine de ranger quelques affaires.

"Ah... Tu as raison... Enfin, en pratique, parfois... Certains ennemis sont plus utiles vivants..."

Elle s'est baissée, à genoux, elle tire la radio et son sac pour se mettre à l'écart.

"Excuse moi, ça ne va pas être très intéressant. Je me mets plus loin... "

Elle sort des feuilles cartonnées, retire ses gants et peste. Le papier est mou, et les perforations émoussées sous son index.
La voix calme d'un homme qui lit une liste de noms sort du poste. Elle ne lui répond pas, ne fait que lire de son doigt en écoutant chaque nom.
Studieuse. Cela dure moins de 5 minutes. Puis la voix se tait. Un long silence suit.


"Tu travailles pour qui ?" lance-t-elle, sans transition.